Rencontre avec :
Le Snakes Crew

Quel lyonnais n’a jamais croisé l’un des nombreux stickers à l’effigie du Snakes Crew qui parcourent les rues de la ville ? Alors que le groupe de rap né et installé à Villeurbanne s’apprête à sortir son nouvel album, il m’invite dans leur QG, la maison de Lionel aka Fricka. Avec Jeff, alias Fucstyle, ils sont accompagnés par Arleckin et Alban, fondateur du label Nemesis Musique. Mais le troisième serpent, Jeune Premier (ex Face-T) manque à l’appel. Après s’être posés quelques instants dans la cuisine qui a accueillie de nombreux freestylers tels Koma (Scred Connexion), L’Animalerie, Chilla… on file un étage plus haut, dans le home-studio, pour écouter quelques exclusivités et poursuivre la discussion.

C’est à travers la pratique de la batterie, au sein d’un cursus jazz, que Fricka découvre la musique. En 99/2000, il commence à se plonger dans le rap avec Fucstyle, son ami d’enfance bercé par la soul via son père, puis dans le reste via son aîné de treize ans : « Il m’a toujours fait écouter de tout quand il venait me chercher à la garderie, c’est lui qui m’a mis dans le rap. Quand on commençait à en écouter avec Lionel, Dr. Dre nous avait mis une frappe, puis mon frère m’avait fait écouter Tha Dogg Pound. Et ça, ça m’a marqué.

Amis depuis l’école primaire, ils se plongent dans la West Coast puis commencent à rapper à l’âge de 13/14 ans : « Il y a eu Chronic 2001, puis la période Eminem et c’est là qu’on s’est dit qu’il fallait qu’on fasse quelque chose. Au début c’était juste des clashs entre potes. Ensuite on s’est mis à enregistrer avec un casque-micro sur le premier logiciel de son pour amateurs, eJay. Il y avait des boucles de samples intégrées que tu pouvais assembler pour faire une instru. A seize ans, on a fait notre première mixtape [la morsure avant le venin], un brouillon qui nous a permis de rencontrer le label Nemesis Musique avec qui on a sorti le projet [en 2011]  » explique Jeff.

« Au départ on était douze à rapper mais personne prenait ça au sérieux, sauf nous. Puis Jeune Premier est entré dans le crew au lycée, au moment où on a décidé de monter sur scène. Avec lui, en parallèle des cours, on a suivi une formation d’un an CRA-P de Villeurbanne pour se servir d’Ableton Live. » ajoute Lionel.

Autodidacte, le crew contrôle toute sa production, de l’enregistrement à la communication : Fricka a réalisé la majorité des instrus et des mixs, ainsi que les montages des clips freestyles – filmés par Alban « Alyé » ou d’autres potes qui bossent dans le domaine, à l’instar de Picture Lyon – tandis que Fucstyle gère la communication. Sans oublier Plasma (du collectif NM Scratchers), le DJ et designer du Snakes : « Il est super fort en prod et c’est lui qui créé les graphismes et nous aide à faire les flyers. Après, pour les pochettes on a des dessinateurs, mais c’est lui qui gère tout le design » explique Fricka. « Si le Snakes Crew a une identité visuelle, c’est grâce à lui  » ajoute Jeff.

Avant d’être un groupe de rap, la bande réunissait douze potes autour du skate et du tag à qui il manquait juste un blaze. Un an après que Lionel ait passé un séjour de deux mois chez son oncle à Ventura (Los Angeles), Jeff est tombé sur un reportage parlant d’un des gangs qui y sévit, le Playboys 13 gang : « On a fantasmé et je lui ai dit, viens on fait notre gang. Eux, ils avaient un lapin comme emblème, on a pris un serpent. »

Lorsque le Snakes Crew a commencé de rapper, les types beats n’existaient pas et Youtube débarquait à peine comme le raconte Jeff : « Quand on tapait Villeurbanne ou Lyon rap, il n’y avait aucun résultat… Un jour, chez un pote qui avait un Mac avec caméra intégrée et effets directs, on s’amuse à faire un clip tout pété, une sorte de Gif qu’on appelle « sheitanique ». Sans s’en soucier, on l’a laissé sur Youtube jusqu’à ce qu’on le supprime deux ou trois ans plus tard, pour se professionnaliser. Mais il avait quand même pris 11 000 vues… Au Lycée, des gens venaient me voir et me disaient « Sheitanique ». J’étais sur le cul. Et on n’a pas perçu l’idée de buzz, c’était pas la culture, personne comprenait ce qui se passait. Nous, on était au lycée, ce qui comptait c’était d’avoir le bac. »

A partir de 2014, période où le Snakes Crew travaillait son EP le plus abouti (en terme de rendu sonore) , l’Anti-Dôt, le groupe a gagné quelques concours freestyles grâce des textes bien ficelés et des flows techniques. Ce qi leur a permis de rapper avec Sniper, puis de figurer sur la compilation Microbes de Néochrome, ainsi qu’une autre aux côtés de Youssoupha.

Cette aisance en rap, le groupe l’a cultivée en continuant à travailler différents aspects pour progresser, notamment la scène, en alternant entre différentes salles de répétitions. Dans ce domaine ils ont bénéficié des conseils d’un des pionniers du rap français en la matière avec le groupe IPM, Lucien 16’S : « Il nous a appris comment nous comporter sur scène, à regarder le public, à interagir avec lui. » Par conséquent, le Snakes Crew dégage de la prestance sur scène et réalise des performances de haut niveau. Cela leur a permis de nouer une relation de confiance avec le Ninkasi et de faire de nombreux concerts, jusqu’au festival de Pérouges en septembre 2018,  devant 3000 personnes. Avec un décor réalisé par Plasma encore.

Depuis leur dernier projet de groupe, les membres du Snakes Crew ont sorti une tape, Incessamment sous Beu réunissant Fucstyle sur des instrus de Plasma. Et opéré un virage à 180° en créant un univers cloud, avec un potentiel commercial, après que Jeff ait remarqué qu’un de ses potes, King Doudou, avait réalisé l’instru d’un tube de PNL. C’est ainsi qu’est né Poupées Russes, entièrement produit par King Doudou, avec Fricka et Fucstyle au micro. Cette nouvelle entité a été conceptualisée en partie par un ami d’enfance de Fricka, Nikolas, ancien directeur artistique et musicien passé par le conservatoire de Lyon : « C’est le fils de mon professeur de batterie. Quand on s’est recontacté, on lui a dit qu’on avait rencontré King Doudou et qu’on voulait s’orienter vers un truc plus commercial. Il voulait nous aider, nous faire rencontrer des gens. Il nous a coaché et nous a ouvert les yeux sur l’image qu’il faut donner si on veut réussir un minimum » raconte Fricka. Avec seulement quatre clips à leur actif et une dizaine de morceaux non dévoilés, les Poupées Russes ont suscité l’intérêt des labels : « On a fait de vrais clips, avec des moyens à notre hauteur, et grâce à la production moderne de King Doudou, on a eu quelques contacts chez des majors comme Warner. Mais au final ça n’a pas abouti » conclut Fricka.

« Ça nous a ouvert les yeux sur la façon dont fonctionne un processus de vente et le game. On s’intéressait pas à ça. On a rencontré des producteurs à qui on faisait écouter des maquettes, puis on réfléchissait avec eux à ce qui va plaire. On avait jamais pensé de cette manière. Malgré tout, musicalement ça reste nous. On l’a fait pour le kiff et pour l’opportunité » ajoute Jeff.

« La promo sur internet, c’est comme les murs dans la rue. Je faisais des autocollants, des affiches et des flys, le taff de Paperboys. J’en mettais partout parce que je savais pas comment faire autrement et ça part de l’idée du serpent qui croque le micro. Je me dis ils vont retenir l’image de marque. Nique sa mère le son, un jour ils se diront le son c’est ça, je l’avais déjà vu » Fucstyle

A une période, et malgré la récurrence de leurs sorties, le Snakes Crew a perdu de l’audience : «  »On a vu dégringoler nos vues pas parce qu’on est mauvais, mais parce que la part s’est réduite. Il y a de plus en plus de gens sur le même algorithme. On l’a ressenti puisqu’on fait quelque-chose de récurrent. On n’a pas compris pourquoi, on n’a pas su transformer. » Désormais, le groupe est au fait sur la manière de commercialiser un produit et saisit l’importance de l’emballage par rapport au contenu. Partant de ce constat, Jeff a poussé le concept jusqu’à en faire un morceau dans lequel il dénonce cela en expliquant qu’il est facile de faire 100 000 vues. Et la prouesse est qu’il a réussi à les dépasser alors que le groupe n’avait jamais réalisé une telle audience.

Renforcés par leurs expériences, un nouvel album estampillé Snakes Crew est sur le point de sortir : Sonorités de la East Coast ou plus rap français, flows surprenants et millimétrés, variations de voix, textes avec un fil directeur… les ingrédients du groupe sont réunis pour un résultat optimal. Le tout sublimé par la crème des beatmakers du genre : DJ Duke (DJ d’Assassin), Kyo Itachi, Keor Meteor ou encore DJ Rolex (DJ de Demi Portion). « On a essayé de constituer quelque-chose avec des samples, des sonorités funk/jazz/soul, mais à la Snakes Crew » précise Jeff.

En attendant, délectez-vous de leur dernier morceau : un boom-bap agressif sorti des nineties qui pourrait peut-être annoncer un futur projet avec La Peste et Arleckin dans la même vibe.