Rencontre avec :
Cyrille Bonin

Depuis 6 ans, la société de Cyrille Bonin, Transmission, exploite la salle de concert Le Transbordeur. Quand les services publics ont lancé l’appel d’offres en 2010 pour la gestion du lieu, Cyrille et son équipe ne participaient pas pour plaisanter, mais avec une réelle envie de remporter le contrat. Chose faite, Transmission, Eldorado (producteur de concerts à Lyon), Alias (tourneur et exploitant de salles qui gère également le Bataclan) et Vincent Carry (directeur de Nuits sonores) ont uni leurs expériences et leurs finances pour gérer ce lieu dédié à la musique et à la jeunesse. Le prochain appel d’offres aura lieu en 2020.

 

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«J’ai été spectateur du Transbordeur. J’étais fan du lieu et en tant qu’organisateur, j’ai utilisé cette salle pour mes propres concerts.»

La salle du Transbordeur est donc liée à la vie personnelle de Cyrille Bonin. Quand il se lance dans l’aventure, c’est une première pour lui. Il n’avait jamais géré un lieu culturel au quotidien. Mais avec son vécu d’organisateur de soirées, il avait une idée plutôt précise de comment l’expérience se déroulerait. Finalement, son travail est sensiblement le même, avec des responsabilités supplémentaires. Le lieu est pérenne, le Transbo fait partie intégrante de la vie des Lyonnais. Boite à outils géante et propriété de la ville, le lieu ne reçoit pourtant aucune subvention publique. 

 

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Cyrille Bonin aime bien se marrer. Il explique toutefois que c’est compliqué de prendre du plaisir à la gestion quotidienne. Cette nuit, il restera jusqu’à 5h du matin au Transbo. Il avoue préférer faire le con avec ses potes.

«Beaucoup de gens s’imaginent une vie glamour. Globalement, c’est quand même de lourdes emmerdes.»

Les musiques qui intéressent la jeunesse sont celles qui excitent le plus le boss du Transbo. Passionné de musique underground, évidemment, il est aussi féru d’actualité et de presse spécialisée. Il lit quotidiennement le Monde et Libé et avoue avoir un penchant prononcé pour la littérature et l’utilisation de la langue française.

En collaboration avec le PRODISS (syndicat national des producteurs de spectacles), il médite sur des problématiques actuelles, notamment celles qui concernent la sécurité. Le traitement des questions peut parfois paraître abstrait, mais c’est en travaillant sur ces nouveaux enjeux de société, ceux qui concernent son activité, que Cyrille s’éclate le plus. Dernièrement, ils ont tenté de répondre à cette question : notre époque se transformerait-elle en espace réduit de liberté du fait des enjeux sécuritaires ?

Cyrille prend son rôle d’activiste à cœur et met son grain de sel là où un directeur de salle de concert n’est pas souvent attendu. Il parle de culture, de jeunesse et d’avenir. On peut dire qu’il participe à ce que notre regard évolue sur la société, de près ou de loin, comme quand il discute avec les politiques locaux.

 

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«Si je suis directeur du Transbo, c’est aussi grâce à mon activisme permanent. Je m’intéresse à la politique, à la société, à l’économie, aux problématiques de communication, aux réseaux sociaux…

Je suis tourné vers les cultures jeunes, j’ai d’ailleurs deux ados à la maison. Notre époque est fascinante et je ne lâche jamais l’affaire.»

Victime d’une passion exagérée pour la musique, il admettra très certainement être accro au son. C’est un fan au sens large, sans mépris pour les chansons populaires qu’il n’écoute tout simplement pas. Au bureau comme chez lui, les disques tournent H 24 et, avec un soupçon de peine, il reconnaît avoir tellement de vinyles qu’il ne peut pas tous les écouter. D’ailleurs, il se posait dernièrement la question de la transmission de leur trésor… Peut-être en fera-t-il don à une médiathèque ? Ce qui est certain, il a déjà mis en garde ses progénitures à ce sujet, c’est que son stock de disques microsillon ne finira pas dans les bacs des disquaires indépendants pour être revendu. Des disques, il continuera d’en acheter jusqu’à la fin de ses jours.

«Je sors tous les jours, il n’y pas un soir où je reste chez moi. Je n’aime pas regarder la télé, j’aime sortir.»

Pour mieux comprendre le parcours de ce mélomane engagé, il faut remonter jusqu’aux années 70, celles qui l’ont vu naître. Cyrille est un enfant du rock et de la techno. Son premier concert ? Michel Sardou au Palais d’hiver à Lyon, il avait 7 ans. Cette expérience cruciale a déterminé son parcours dans la musique. Coïncidence folle, 30 ans plus tard, il dirigera la Transbo, situé sur la même rue et à peine 500 mètres du Palais d’Hiver aujourd’hui fermé.

 

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Fils unique d’une famille de prolos, il grandit en banlieue, aux Minguettes (Vénissieux). À cette période, il se passionne pour les disques et la lecture. Il rencontre son gang de potes, ses branquignols, comme il les appelle. Les ados prennent vite leur avenir en main et suivent une éthique punk DIY (do-it-yourself). Un mode de vie lié à la vision anti-consumériste et activiste des années 70. L’idée étant de faire les choses par soi-même, de prendre son destin en main.

Cyrille savait déjà qu’il serait entrepreneur. Il a tout de même passé une licence de lettres pour rassurer ses parents. Il aurait pu devenir prof de Français au cas où. Mais heureusement, ses parents avaient capté qu’il voulait faire du rock. Cyrille aime les aventures collectives. Toutes ses aventures, même professionnelles, ont été vécues en bande.

«J’ai eu une vie d’ado turbulent banlieusard. Je pense que si je n’avais pas été fan de musique, j’aurais pu devenir craignos.»

À cette époque, la scène du rock alternatif dominait. Les jeunes assistaient à beaucoup de concerts et fréquentaient régulièrement les bars rock et les « cafcons » (café concert). Avec ses potes, il zonait souvent au Palais d’Hiver, où il se rappelle avoir vu Public Image Limited, Eurythmics, REM, U2… et en pleine ville, les Hot Pants (dont le leader était Manu Chao). Les jeunes trublions ont vite compris que s’ils voulaient voir les groupes dont ils étaient fans, il fallait qu’ils organisent leurs propres événements.

Alors, dans les années 80, ils se lancent dans les bars et dans les salles underground de l’époque, et organisent leurs premiers concerts. Rapidement, ils se déportent vers des friches industrielles, en plein air, qu’ils investissent de façon plus ou moins pirate. En 1994, ils posent COSMIC ENERGY, une rave ayant réuni de 7000 à 8000 personnes, à la Halle Tony Garnier. Une évolution musicale qui fait basculer Cyrille du punk-rock à la techno.

 

 

«Autour de la musique, il y avait tout un tas de trucs. On aimait faire les cons, mais on adorait la littérature. À cette époque, on pouvait fréquenter un squat politisé dans les pentes de la Croix-Rousse. Dans nos aventures collectives, on retrouvait par exemple Virginie… Despentes, qui aujourd’hui est devenue écrivain.»

Dans les années 80, il utilisait des fanzines pour la communication des événements. Ces publications tirées à la photocopie étaient vendues dans les concerts, chez les disquaires. Les affiches diy étaient collées dans la rue. Elles représentaient le vecteur principal d’information sur les musiques underground. Le fanzine qu’avait crée Cyrille, avec une association viennoise Trottoirs propres s’appelait Splatch and Prout. Il portait une attention particulière à l’esthétique des affiches, mettant en avant un look basique, avec interviews et articles de fond.

S’il devait parler d’un concert inoubliable, Cyrille citerait celui de Bérurier Noir qu’il avait organisé avec sa bande de potes à la Bourse du Travail, en janvier 1988. Un concert épique. Il raconte que le public était tellement chaud qu’il slamait depuis les balcons.

 

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«Ce concert a été intense. Quand t’as vécu ce concert, ta vie le lendemain n’était plus la même… Tu prenais des décisions.»

Pour se mettre dans l’ambiance, il faut se détacher du schéma des concerts d’aujourd’hui. Imaginez le contexte chaotique des années 80 : des punks et des skinheads, qui étaient loin de s’apprécier, réunis pour écouter une musique de mauvais garçons. Peu de filles fréquentaient ce genre d’endroit. L’esprit viril était prédominant, rock et violence faisaient la paire. La plupart venaient d’un environnement familial éclaté et l’héroïne occupait une place importante dans leur monde d’ados soucieux de changer le monde. Cyrille parle malgré tout d’une ambiance fraternelle, comparable à celle du rugby où les supporters se tabasseraient avant de partager des bières ensemble.

À l’issue du concert, le public a zoné sur la place Guichard. Il n’y a pas eu de blessés graves, « mis à part quelques jambes cassées et des mecs en sang », ironise Cyrille. À 1h30 du matin, le jeune organisateur est reparti à pied jusqu’à chez ses parents à Saint-Symphorien d’Ozon, sac bleu Lafuma sur le dos et toute la thune de la billetterie en poche…

«Dans les concerts des années 90, la question du respect se posait très vite : dès que tu renversais de la bière sur un skinhead, ça partait en couille directos. C’était tendu tout le temps, mais ça faisait partie du jeu.

Avec les autres membres de nos assos, on essayait de prévenir les mecs: si c’était le bordel, on n’organiserait plus de concert. À ce moment-là, tous les craignos me disaient que je pouvais compter sur eux. Mais deux heures plus tard, c’était reparti pour l’embrouille ! (rires)»

Toujours dans le cadre d’aventures collectives, il participe à l’existence de la boutique Gougnaf Land, sur les pentes de la X-rousse. On y trouve derrière le comptoir Virginie Despentes, ou Stephane Chaumat, le manager du Peuple de l’herbe.

Il a aussi monté plusieurs labels (de petites maisons de disques underground) avec lesquels il a révélé quelques pépites. Gougnaf Mouvement par exemple, dans sa période lyonnaise, puis Independance records, début des nineties. En 1998, son autre label Kubik révèle le DJ Agoria avec un premier maxi, Influence Hivernale. Sebastien Devaud (le nom d’Agoria) est devenu un bon ami de la famille et il vient régulièrement jouer au Transbo.

Cyrille et son équipe de Kubik ont su faire confiance aux jeunes artistes qui par la suite se sont professionnalisés autour de ces activités-là. Acteur des scènes dub et électro local, il a aussi distribué les disques de High Tone, le Peuple de l’Herbe, The Hacker ou Vitalic. Les labels lui ont donc permis de vivre avec un salaire modeste pendant plusieurs années.

«Avec des labels, jusqu’au milieu des années 2010, on créait des emplois, on gagnait notre vie. La période French Touch, a permis de vendre énormément de disques. Des maxis pouvaient se vendre à 4000 ou 5000 exemplaires. Le Peuple de l’Herbe a vendu presque 70 000 copies de leur premier album.»

Cyrille fait partie des gens qui tournent dans le milieu depuis plus de 30 ans. Avec comme base, le milieu des raves, il a contribué à ce que la scène électronique lyonnaise explose, notamment grâce à sa rencontre avec Vincent Carry. Avec lui, il participe tous les ans à organiser le festival des Nuits Sonores, qui aura lieu cette année dans l’ancienne usine Fagor.

L’avenir reste néanmoins incertain pour Cyrille, qui avoue clairement qu’il ne reprendra pas la direction du Transbordeur pour une troisième concession. Il lui reste encore à trouver l’étape suivante, même si on a peu de doute que ce couteau suisse du milieu culturel saura faire valoir ses multiples expériences et retomber sur ses pattes.

C.F