Rencontre avec :
Madame

Apéro ! Le mot avait résonné toute la journée dans les locaux de Paperboys. Non pas parce que les gosiers secs de ceux qui écrivent ces textes crient perpétuellement « à boire! », mais parce qu’une invitée toute particulière devait passer faire un coucou à l’agence. Madame, la trentaine, est une artiste qui avait fait la couverture du MyProg de décembre 2014 et que l’équipe de Paperboys kiffe sérieusement.

 

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Le rendez-vous était fixé en fin de journée. Une fin de journée à la sauce Madame, car il était 20h quand Aurélie a débarqué. Capuche sur la tête, cuir sur les épaules, couverte de colle, elle pose direct le décor en lâchant un « Trop bien de vous voir! » d’une voix pleine d’énergie. Madame avoue avoir bossé toute la journée dans l’atelier de la Taverne Gutenberg, où elle a exposé pendant 15 jours. C’est-à-dire que pour elle, l’apéro a commencé déjà depuis quelques heures. L’un n’empêche pas l’autre, elle prend une bière dans la main gauche et se sert de l’autre pour agrémenter ses paroles de gestes.

La nana est ultra sympa et curieuse. Elle pose des tas de questions sur l’évolution de la boite, ça tchatche, ça rigole. On commande des pizzas chez Deliveroo (Phillippe aura tchatché 20 minutes avec le livreur pour en apprendre plus sur ses conditions de travail). Le sujet des livreurs à vélo digéré, on embraye sur Madame et son présent. Elle explique qu’elle est devenue citoyenne du monde depuis qu’elle gagne un peu d’argent et qu’elle voyage absolument partout: Inde, Mexique, Haïti et dernièrement Cuba, un voyage qui lui a laisse un souvenir agité.

« Je suis un bisounours, je croyais que tout était permis à Cuba. »

Partie 20 jours, seule, alors qu’elle venait tout juste de quitter son taf dans un resto à Paris, c’est l‘esprit totalement libre qu’elle s’envole insouciante pour Cuba avec perche, colle et œuvres dans le sac. Dès son arrivée à la Havane, elle est séduite par l’architecture coloniale et a déjà envie de coller partout. Après avoir pris ses marques, elle craque sur le mur d’une maison en plein centre de la Havane. La maison appartient à un vieux monsieur dont elle fait immédiatement la connaissance. Le vieil homme adore les collages de Madame et ne voit aucun souci à ce que la française travaille sur son mur.

« Ça se passe trop bien, les touristes prennent des photos, je suis vraiment contente. Ma première expérience à Cuba est parfaite. » 

 

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Quelques jours plus tard, son périple continue à Trinidad, ville classée au patrimoine mondial de l’Unesco. Avertie, elle sait qu’elle ne pourra pas coller n’importe où et tente de se renseigner auprès des autorités pour savoir s’il existe des zones où elle pourrait s’exprimer librement. Une heure d’attente plus tard, elle résumera l’administration cubaine en une phrase qui veut tout dire : « un ventilateur, soixante personnes et des fonctionnaires je-m’en-foutistes (rires)!« 

« Les Cubains ne comprennent pas la démarche de ramener du matériel pour créer une œuvre dans la rue. Ici, ce genre d’art libre n’existe pas. Les artistes locaux peignent des Cubains, des voitures et le Che… »

L’accord des autorités ? Ici, ce genre d’art libre n’existe pas. Un mur typique coloré bleu clair lui fait de l’œil. Il est la devanture d’un atelier de confection d’uniformes pour enfants. Les femmes ouvrières de cette petite usine sont ravies quand Madame leur propose un projet qui vient d’ailleurs. Pour l’occasion, elle a même traduit ses phrases en espagnol. À l’aise, elle commence par coller une première bande de cinq mètres de haut tout en papotant avec un Cubain, qui lui ramène même un escabeau pour l’aider. Seulement, tout ne se passe pas comme prévu.

« Je sens une tape sur l’épaule, je me retourne et je vois deux nanas de 20 balais, en caleçons fluos et en tongs avec un décolleté plus grand que le New Jersey, qui me disent ‘Meuf, tu fais quoi là ?’

Avec l’arrogance de la fille qui se sent dans son bon droit, je leur réponds ‘Ça ne se voit pas? Je fais un collage !’ Et c’est là qu’elles me sortent leur carte de police… »

Les deux jeunes gendarmettes, stupéfaites qu’une telle idée ait pu germer dans l’esprit de la française, embarquent Madame au poste à bord d’un taxi (que la jeune artiste devra payer de sa poche). « Je ne voulais pas partir sans mon collage! Une bande niquée, c’est la pièce entière qui est foutue. Alors je boude, je m’assois par terre. Une émeute se forme, car certains prennent parti pour moi. Tu m’étonnes, les jeunes en ont marre du Che ! Là, d’autres flics se ramènent et menacent d’embarquer les Cubains s’ils ne se taisent pas. Du coup, je tire la bande du mur comme une sauvage et me voilà parti avec le seau de colle et les bandes sous le bras, en taxi au commissariat.« 

 

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Soudoyer la police ? Avec du recul, Madame se dit qu’elle aurait pu le faire. Mais ce n’est pas dans son esprit que de payer pour s’exprimer. Les gendarmettes laissent pendant plus de quatre heures la jeune fille attendre au soleil, sans eau. Agacée de bousiller une journée de vacance, elle exige qu’on lui rende son passeport. Comme dans une scène de polar, la policière lui répond qu’elle ne partira pas tout de suite, car elle les intéresse mucho mucho. Ils ont plein de questions à lui poser.

« Ce n’est pas une activité de touriste normal, soutient la police. C’est de la propagande! »

 

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Ses tatouages sur les avant-bras, notamment ceux de poupées russes, attirent l’œil des policiers qui l’associent à une espionne. Six heures plus tard, elle ressortira libre, perche, bandes et seau de colle sous le bras. Elle continuera son voyage plus discrètement mais sans pour autant changer son naturel. 

« Cuba est une super carte postale tant que tu ne grattes pas plus loin. Les gens sont formatés. Ils ne comprennent pas que l’on puisse vivre de l’art. »

 

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Depuis son retour en France, elle a proposé ses collages pour la nuit blanche de Paris ainsi que pour l’association Le Mur de Pérol (entre autres). On le comprend bien, le travail de Madame est minutieux au possible. Pour son expo en août dernier à l’Open Walls Gallery (galerie de street art berlinoise qui a le vent en poupe), trois mois lui avaient été nécessaires pour accoucher de huit pièces. Un temps qui s’avère nécessaire à Madame pour nous raconter plusieurs histoires: celle de l’atelier et celle de la rue. Elle passe du volume à l’aplat, de l’intime au public. Ses 10 ans de théâtre auront certainement suscité ce goût prononcé pour les différentes mises en scène d’une même œuvre.

Son travail prend forme dans son atelier parisien. Comme dans un cabinet de curiosités, elle entrepose et entasse de vieux matériaux qui serviront de matière première à ses pièces. Madame coupe, découpe et assemble des images, des tissus et tout un tas de différents matériaux du XIXe et XXe siècle. Elle prend plaisir à donner une nouvelle vie à des objets poussiéreux, qu’elle chine dans les brocantes. Ses collages sont systématiquement accompagnés d’une phrase, elle aussi construite en lettres de journaux d’époque. Une phrase qui n’est pas une légende de l’image mais juste un décrochage barré qui emmène vers d’autres horizons.

En parallèle, chaque étape de la pièce originale est scannée puis encadré. Elle crée un aplat en version géante, une déclinaison qu’elle pose dans la rue. Chaque pièce ne sera collée qu’une fois. Madame photographie l’œuvre vivante, in situ et cache la photo à l’arrière de la boite originale vendue en galerie. Elle aimerait presque qu’une une fois au mur, le cadre tombe pour que le propriétaire découvre la photo cachée. La boucle est bouclée: à ce moment-là, l’œuvre est complète et peut être exposée. 

« Chez moi, c’est une vraie brocante. Je suis une tarée du vieil objet. Je travaille avec des pièces uniques pour mes volumes. Mes aplats aussi ne sont posés qu’une fois. Je n’utilise ni la photocopie ni Photoshop. Je n’ai qu’un exemplaire de chaque magazine, de chaque photo.

Si je cherche une main et que je ne la trouve pas à la bonne taille dans un dictionnaire de médecine de 1800, j’utiliserais autre chose. Mes collages ne sont pas un simple aplat, il y a un vrai travail d’atelier et de recherche derrière. »

Après plus de deux heures passées a papoter, Madame a quitté notre bon vieux hangar pour rejoindre ses potes Kazy et Gilbert Mazout (deux amis à elle et surtout deux artistes qu’elle avait ramené avec elle pour l’expo de la Taverne) avant de bouger voir Mick Jenckins au Transbo. Comme le chantait IAM, « la soirée avait bien commencé ouais »..

C.F