Rencontre avec :
Tadd Mullinix

Tadd Mullinix. Peut-être n’avez vous jamais vu ou lu ce nom avant aujourd’hui. On met une petite pièce sur le fait que vous ayez croisé un de ses alliasses si tant est que vous soyez des auditeurs curieux de hip-hop et/ou de musiques électroniques : Dabrye, JTC, Charles Manier, SK-1 ou encore X-Altera. C’est sous ce dernier pseudonyme qu’il vient de sortir son dernier disque en date, un album éponyme. Et c’est à propos de ce dernier projet que nous avons pu échanger avec lui. Rencontre avec un artiste protéiforme d’une incroyable humilité.

ANN ARBOR, MICHIGAN, USA

 

« Je vis toujours dans le vieux west side d’Ann Arbor (Michigan, à côté de Detroit, ndlr) avec ma femme et mon poméranien. J’ai déménagé ici en 99 en venant de la banlieue nord de Detroit. Ann Arbor a toujours été une oasis pour moi. Bien sûr, il y a ici aussi des problèmes que l’on retrouve dans tout le pays comme les difficultés d’accès aux études supérieures et le système de péonage qui découle de l’endettement des étudiants. Il y a aussi pas mal de jeunes personnes riches qui s’installent ici sans vraiment s’intéresser à ce qui les entoure directement. La communauté locale met un point d’honneur à mettre en valeur la culture, l’art, l’éducation, les bibliothèques ou les transports en commun.

Ann Arbor est plus attractif que les zones environnantes et c’est quelque chose que je recherche : il y a beaucoup d’arbres, d’air frais et de paix. Ce sentiment de paix et de bien-être est très important pour mon travail. Je ne pense pas que je pourrais faire tout cela dans un endroit exigu, bruyant, âcre ou sale. »

X-ALTERA, LA SCIENCE DE L’EQUILIBRE

 

Si l’album d’X-Altera n’évoque pas directement le calme d’un parc arboré, il n’en reste pas moins parfaitement équilibré. Mullinix alterne aussi bien les genres musicaux dans lesquels il va piocher (drum’n’bass, jungle, IDM, ambient …) que dans les ambiances qu’il propose.

« Pour X-Altera, l’équilibre était un point central, que ce soit au sein des morceaux ou dans leur enchaînement. Les influences de la drum’n’bass et du hardcore sont intéressantes en partie car ces compositions ont des passages contrastés, entre ombre et lumière. L’équilibre est aussi quelque chose d’important dans la deep techno de Detroit aussi mais ces arrangements ne sont pas aussi complexes et segmentés que ceux de la Jungle. L’équilibre, dans ce cas-là, vient plus des interactions simultanées entre une musicalité brillante et luxuriante et des rythmes lourds. J’ai essayé d’élaborer autour de ce genre de combinaisons, tout en incluant d’autres styles pertinents comme l’ambient et l’IDM. »

Comme l‘illustre parfaitement le génial titre d’ouverture « Compound Extraprotus », Mullinix s’éloigne au possible d’une musique de gimmicks et n’hésite pas à utiliser des ruptures de mélodies ou de rythmes, parfois brutales, plutôt que d’empiler les couches de façon linéaire.

« Le groove est important mais le casser est aussi quelque-chose d’excitant et un vrai challenge. Une fois que les oreilles sont habituées à ce genre d’expériences, il y a plus de possibilités d’aller dans une direction linéaire. Plutôt que de simplement construire un morceau en empilant les éléments les uns à la suite des autres.

J’aime la nature monotone de la techno, de l’acid, de la house ou de la wave music quand c’est bien fait. Cela fait partie du challenge de faire fonctionner ce type de musique : le faire d’une façon telle que l’on perd ce sens de la monotonie et réussir à mettre l’accent ailleurs sur le groove. Cela fait des décennies que j’écris comme cela pour mes différents alliasses. Mais au bout d’un moment, avec la popularité et l’omniprésence de la nouvelle acid house et de la vague minimale, l’abjecte nature de cette musique, compressée et saturée, est devenue trop centrale et trop commune. J’ai cherché à faire quelque-chose qui soit moins unidimensionnel.

Je suis donc reparti de la jungle et de la drum’n’bass de mes premières années de formation, notamment car elles sont moins engluées dans la redondance et le mix outrancier. C’est tellement différent… Les nouveaux styles répétitifs d’Alex Reece et Doc Scott dans les années 90 étaient vraiment divergents du reste de la production. »

CREATION EN CHAMBRE D’ISOLEMENT

 

Mullinix l’avoue, pour chacun de ses aliasses, il ressent le besoin de s’isoler musicalement pour ne pas s’éparpiller. Si les années 90 sont clairement l’une des références que l’on perçoit dans ce disque, nous sommes pourtant loin d’une resucée sans innovation.

« En effet, à chaque fois que je produis pour un alias, je n’écoute que certaines choses afin de toujours garder à l’esprit mes objectifs. Je le vois comme une immersion ou de la méditation. C’est une façon de rechercher et de se familiariser avec ce qui a déjà été fait et d’aller voir plus loin. Je ne veux pas revenir dans une période passée et m’y installer. Je veux imaginer un monde qui a évolué à partir de ces points-là, en prenant une trajectoire alternative, au lieu des tendances qui sont arrivées ensuite.

Lors de la création de cet album, j’écoutais les trois premières vagues de producteurs de techno de Detroit, du hardcore atmosphérique et « intelligent », de la jungle, de la drum’n’bass, les premiers disque d’IDM, l’électronica de Braindance, de la new age. Bref, de très nombreux producteurs étaient pertinents pour moi, mais parfois sur des fenêtres temporelles très réduites. Il y en a beaucoup trop pour que je les mentionne tous mais ils sont tous importants pour moi. Des gens vont te dire qu’ils entendent du 4 Hero, A Guy Called Gerald ou Black Dog, et c’est très juste. Plus le temps passe, plus j’écoute mon environnement au lieu de passer des disques… »

Après cette avalanche de références old school, on serait tenté de croire que Mullinix est bel et bien resté bloqué une vingtaine d’années en arrière. Si le manque de temps l’empêche d’être aussi assidu qu’à une époque, il reste néanmoins à l’affut des nouveautés : « J’essaye de suivre certains artistes et certains labels. J’écoute DJ Trax et Nucleus sur Catch A Groove, Paradox, Rupture crew, Kid Lib et Greenbay Wax, Digital, Metalheadz, tout ce que Deep Jungle sort en ce moment. Mais hélas je ne peux pas aller au Royaume-Uni très souvent. Je peux simplement mettre mon oreille au sol une fois de temps en temps. Je ne peux pas être autant connecté qu’à une époque, j’ai trop de pain sur la planche. »

PONTS ET PERSONNAGES

 

Et c’est peu dire. Quelques mois avant la sortie de l’album X-Altera, il nous avait servi le 3ème album de Dabrye, douze petites années après le précédent. Ce « Three/Three » est clairement un des gros albums de hip-hop de 2018 : muni d’un casting luxueux (Raekwon, Roc Marciano, MF Doom, Jonwayne, Shigeto…), il mélange habilement les instrumentaux électroniques et plus classiques.

Une telle versatilité étonne. Il ne semble pas donné à n’importe qui de fournir de la musique de qualité dans des genres qui, s’ils peuvent parfois se rapprocher, sont aussi souvent très éloignés. « C’est difficile d’identifier un modèle d’apprentissage sur un style en particulier car j’ai toujours eu beaucoup de centres d’intérêt. Sûrement qu’un des facteurs a été de préserver mon amour pour la musique, maintenir ma passion et par conséquent ma carrière. Bouger et changer de style est une manière d’éviter le burnout. Si les choses deviennent trop similaires et insulaires, je perds mon intérêt.

LE LIVE

 

La question que tout le monde se pose maintenant est désormais simple : aura-t-on une chance d’apercevoir Tadd dans nos contrées ? Après avoir joué à l’opening de Ghostly x Movement, il se dit prêt à amener X-Altera sur la route. Retrouvera-t-il pour autant ses sensations de jeune raver des 90’s ?

« Je n’ai pas retrouvé le goût des raves depuis un moment maintenant. Mais cela peut arriver occasionnellement, quand je joue dans des soirées qui sont plus dans la lignée des fêtes de Detroit lors de l’apogée des raves, dans lesquelles on retrouve un sens aigu de la communauté, avec moins de spectacle et de voyeurisme superficiel. Dernièrement, j’ai vraiment été frappé par mes expériences en Amérique Latine. Là-bas, les gens dansent. Tout simplement. C’est culturel. Ils adorent danser, danser ensemble. Cela me rend tellement heureux. »