La Hyène – Thugz of Anarchy
Il y a quelques temps, j’ai ressenti une certaine lassitude face au rap français. Les artistes talentueux ne manquent probablement pas mais leur talent finit trop souvent au placard pour remplir le frigo (et qui suis-je pour leur en vouloir ?). Les albums consistants se font aussi rares que les prises de risque. J’ai parfois l’impression que les journalistes apprécient tout ce qui sort, que les chiffres de vente sont le mètre étalon de tout, que les radios rap ne sont que d’immenses poubelles, que l’entertainment justifie tout, que les frontières entre l’industrie et la presse n’existent pas et que le rap français mainstream est une playlist avec 300 fois le même titre. Même les youtubeurs rappent.
Bien entendu, le tableau n’est en réalité pas si noir. Comme toujours il faut creuser et persévérer. Et puis les réseaux sociaux sont un prisme déformant qui use le mental. Mais quand même, cette impression que le rap radote et que les sanctuaires de l’exigence se font rares persiste.
Cependant, aujourd’hui je suis heureux. Au détour d’un tweet, je croise une fois de plus le blase de La Hyène. Etant un suiveur assidu de la Rumeur, il ne m’est pas inconnu mais je concède que je n’ai que très peu creuser sa discographie solo. Je suis souvent tombé sur des titres à lui, qui m’ont toujours plu, mais allez savoir pourquoi, je n’avais jamais vraiment pris le temps de plonger à fond dans son univers. Le tweet en question renvoyait vers le titre « 2019 », dernier morceau de l’album « Thugz of Anarchy » sorti ce vendredi. Et cette fois je n’ai pas eu le choix que de plonger dans les eaux troubles de la Hyène puisque « 2019 » dure 20 minutes 20.
« Je t’emmène en virée dans ma tête, là où le bien et le mal se font des clés de bras, sans arrêt l’arbitre fait des rappels »
Autant le dire tout de suite, ce voyage m’a bouleversé. En manque de sommeil à cause des narines et des bronches encombrées des marmots, je tentais de faire la sieste sans y parvenir. J’ai fermé les yeux, allongé sur mon lit, et j’ai écouté ce morceau puis cet album d’une traite. Comme rarement, j’ai pu me concentré sur l’écriture et les flows, sur l’interprétation aussi. J’ai pu discerné, sous le prime abord monolithique d’un personnage dur et sans concession, de multiples facettes, des contradictions et beaucoup d’amour. J’ai entendu des choses qui se disent rarement dans le rap français et qui dévoile une personne authentique qui assume frontalement ce qu’elle est, y compris ses échecs (« Le temps est de l’argent que l’on a mal investi »). Je me suis même surpris à rire (« Maquillée elles est mortelle, elle sent le caramel et la vanille ; après la douche sans maquillage, sa grand-mère elle ressemble à Edinson Cavani »).
« On court tous après le boule de la victoire mais cette pétasse a peut-être les dents jaunes »
On va commencer par le début : tu cherches à t’enjailler sur des bangers décérébrés ou de la zumba, passe ton chemin. « Arrêtez de dire qu’on est pas prêts si c’est pour nous sortir du rap-zouk igo, je suis prêt depuis Franky Vincent, je suis prêt depuis Kassav igo ». Le rap de La Hyène est rue, les instrus sont trap et sombres a souhait, les rais de lumière et les bouffées d’oxygène sont rares. Tout est fait pour mettre en avant le MC. Et Dieu sait que la Hyène brille, que ce soit dans son écriture ou dans son rap. S’il te faut une preuve, demande-toi simplement combien sont-ils à pouvoir te faire écouter un morceau de vingt minutes sans te faire mal au crâne ? Probablement que le Capitaine Crochet a assez de doigts pour les compter.
Si j’ai pris un crochet au foi en écoutant ce disque, c’est aussi parce que La Hyène a ce truc à l’ancienne qui allie fond et forme dans le rap, sur des instrus sans fioritures. Son rap est rue mais il ne passe pas son temps à te raconter des histoires du bas des blocs, loin de là. Il t’imprègne d’une ambiance, d’une atmosphère sociale, il fait partager les rêves, les aspirations, les doutes et les déceptions de plusieurs générations de banlieusards. En cela son rap est politique : non pas parce qu’il te donne des leçons et tape sur les habituels méchants, mais plutôt car il décrit et réfléchit sur la vie de la cité, en te donnant à réfléchir sur des contradictions et te forçant à remettre en cause des choses que tu pensais pourtant évidentes. Sous un vernis brut et violent, le rap de La Hyène est profondément intelligent, tout simplement. Du rap de daron qui a toujours la dalle, pas du rap de vieux con.
Si la plume de la Hyène est toujours aiguisée, saupoudrant le propos de bonnes punchlines sans jamais rien leur sacrifier, il a su créer des morceaux où le texte est carrément un outil conceptuel qui charpente les titres. Dans le premier couplet d’« Engrenages », il aborde avec le « je » son parcours de jeunesse, ses choix et ses erreurs, notamment vis à vis de sa famille ; avant, dans le second, de reprendre une grande partie du texte à la troisième personne pour parler de son fils et des choix auxquels il est déjà confronté. Là où le texte est particulièrement bien écrit, c’est que ce n’est qu’après plusieurs phases que l’on se rend compte du mécanisme et qu’on réinterprète ensuite tout le texte à cette lumière. On retrouve un peu le même trick sur « Ad Vitam Aeternam » que l’on ne spoilera pas ici. Et puis il y a « 2019 », ce marathon unique et indescriptible.
« Il nous manque une case mais pas la onzième du Monopoly »
En écoutant ce disque, j’ai pu pensé à Casey pour cet alliage de fond et de technique. La Hyène s’embarque parfois dans des diatribes en mode Kalachnikov qui effrayeraient même Guillaume Néry. Et toujours avec une diction impeccable, souci des artistes pour qui le texte n’est pas qu’un accessoire. J’ai pu pensé aussi à la Rumeur aussi, époque « Nord Sud Est Ouest », avec ce mélange de gouaille frontale, d’atmosphère sombre et d’analyse de leur environnement. J’ai même pensé à Flynt parfois, pour les touches d’introspection. Mais ne vous y trompez pas : la Hyène est la Hyène, et personne d’autre. Et c’est tant mieux comme ça.
Le disque s’écoute sur les plateformes habituelles. Si vous voulez acheter le CD en édition limitée, cela se passe directement sur la page Facebook. Et pour creuser et en savoir plus, vous pouvez comme toujours aller lire l’interview réalisée par l’Abcdrduson.