Entretien avec Waajeed, l’affamé du groove

Dans les oreilles du Paperboy que je suis, c’est l’un des albums de musique électronique de l’année. Waajeed, producteur de Detroit, a sorti “From The Dirt”, un pur disque de house music qui, comme l’écrit fort justement Pitchfork, “nous rappelle les racines afro-américaines de la house, loin de son présent, saturé d’EDM”.

Si ces premières amours étaient du côté du hip-hop et du r’n’b (anecdote 1: il a réparé une MPC cassée que J-Dilla lui avait donnée avant de passer un an cloitré dans son appartement à expérimenter dessus, réduisant en poussière le coussin de son fauteuil), il a peu à peu basculé du côté des musiques électroniques (anecdote 2: il dormait dans un lit d’enfant, entouré de machines, dans l’ancien studio que Mad Mike d’Underground Resistance avait mis à sa disposition). Deux faits de vie significatifs qui le dépeignent comme un homme passionné, affamé et déterminé. Entretien avec Robert O’Bryant autour de la musique, mais pas que.

Si nous devions passer par l’exercice barbant mais parfois utile de la classification, cet album finirait dans la case house music. Même si l’ensemble du disque est cohérent et colle assez bien à ce terme, il est aussi beaucoup plus riche que ce à quoi ce simple terme pourrait le réduire. Un titre comme After You Left par exemple commence dans un club chauffé à blanc avant de dériver vers dans un rêve de cordes jazzy. « Sur ce titre, j’ai commencé par les drums. Mais si je t’en dis plus sur mon processus, j’en dirais trop. Selon moi, un artiste ne devrait pas donner trop de détails sur sa création car cela détruit l’opportunité pour l’auditeur ou le spectateur de l’imaginer, selon leur propre expérience. C’est comme révéler un secret. Le monde n’a pas besoin de comprendre ma manière de faire. Je veux juste qu’il kiffe. »

« Il ne faut jamais attendre que l’inspiration vous tombe dessus, il faut aller la chercher !»

« Et puis je n’ai pas de recette préétablie pour tous les morceaux, ce serait vraiment ennuyeux. Chaque morceau requiert une attention particulière. La seule manière d’essayer de nouvelles choses est d’introduire de nouvelles méthodes dans le processus créatif. Je ne m’assois jamais devant mes machines pour essayer de simplement reproduire des disques que j’aime. Je dois à mon public et à moi-même d’amener quelque-chose de nouveau. C’est aussi pour ça que j’ai des synthés et des drum machines partout chez moi. Il ne faut jamais attendre que l’inspiration vous tombe dessus, il faut aller la chercher !»

Parmi les endroits où la trouver figure le club, un véritable outil de création pour le producteur. « Le djing est aussi un outil informatif pour ma création. Ce n’est pas tellement les réactions du public qui guident mes choix. Cela m’est surtout utile pour le mix car cela m’aide à trouver un équilibre dans celui-ci et aussi à découvrir de nouvelles idées pour que tout sonne comme je veux. » D’ailleurs, on vous dit ça en passant, mais si vous avez une petite envie d’être un cobaye aux expérimentations de Waajeed, réservez votre 19 janvier pour filer sur le rooftop qui file des caries.

« Je crois dans le song writing avant tout, peu importe le genre de musique. […] Tout est relatif, les beats sont des beats, les genres n’existent pas. »

Mais revenons à nous moutons pour parler d’un morceau que j’ai beaucoup aimé : My Father’s Rhythm. Rythme synchopé, micro boucle de rhodes, cuivres chaleureux, il n’est pas sans me rappeler un peu la vibe de l’électro-jazz un peu old-school type St-Germain. Encore un coup de flair incroyable de ma part. « Je n’ai jamais vraiment écouter ce son là, ni vraiment de house européenne. L’inspiration du titre vient d’un projet de 2005, I Got You (sur l’album Triple P de son groupe Platinium Pied Pipers, ndlr), une combinaison d’instruments live et de programmation. J’ai perdu mon père d’un cancer une semaine avant de mettre les dernières touches au LP. Il avait l’habitude de souvent jouer du jazz à la maison quand j’étais gosse. Ce LP lui est entièrement dédié.»

« Ce titre en particulier m’a rappelé une conversation que j’avais eu avec lui à propos d’un batteur que j’avais engagé pour un concert. Ce batteur m’avait dit « Je ne comprend pas ce titre que tu me demandes de jouer. Cette partie de batterie est complètement fausse, je ne capte pas ». Je lui ai répondu : « Ce n’est pas faux, c’est le rythme de mon père ! ». J’ai décidé d’appeler ce track comme ça après que DeSean Jones ait ajouté les cuivres. »

Lorsque l’on dit que la case house est réductrice, on pense aussi à toutes les chansons qui rythment l’album : la sublime Things About You, I Ain’t Safe, Strenght… Et quand on dit chansons, on ne vous parle pas de ces tracks de house avec quelques vocals négligemment posés dessus. On parle de vraies chansons, structurées et évolutives. Quand on lui suggère que son début de carrière, plus orienté sur le rap et le r’n’b, a pu lui être utile sur ce point, Waajeed réfute à moitié : « je crois dans le song writing avant tout, peu importe le genre de musique. Et je ne vois pas mes débuts comme une « première carrière ». Tout est relatif, les beats sont des beats, les genres n’existent pas ».

« Pour revenir aux chansons, Ideeyah est ma chanteuse favorite sur ce LP. C’était tellement facile de travailler avec elle. Elle a été vraiment professionnelle, arrivait à l’heure et ne s‘arrêtait que quand j’avais décidé qu’on était bon. Je suis toujours à la recherche de collaborateurs qui sont capables d’apporter plus que simplement ce qu’on leur demande. Ces gens qui ramènent des idées et de la confiance au micro. Ideeyah a parfaitement rempli ce rôle depuis que l’on a commencé à travailler ensemble ».

Dans une interview pour Hyponik, Waajeed déclarait il y a quelques mois que « sa mission a toujours été de répandre le gospel de Détroit ». Si cette phrase était avant tout figurative, elle en dit pas mal sur le personnage. D’abord qu’il a été, comme nombre de ses compatriotes, influencé par cette musique. « Jusqu’à un certain point. Je n’entendais du gospel que le dimanche car j’ai été élevé dans l’Eglise. Mais nous n’en écoutions pas à la maison. Cela dit, les musiciens que j’entendais à l’église était toujours les meilleurs ! Et puis le gospel et le blues sont les pierres angulaires de la musique noire américaine. C’est la bande originale de notre expérience en Amérique. »

« La gentrification est un vrai problème. Detroit n’est pas différente de Brooklyn ou d’Oakland […]. Mais je le vois aussi comme un signe de notre valeur. »

Mais aussi et surtout que Waajeed est un Detroiter avec, comme nombre d’artistes originaires de cette ville au destin dantesque, un sens certain de l’engagement. « J’étais plus actif au sein de ma ville et de ma communauté il y a quelques années qu’actuellement. Mon label Dirt Tech Reck, ma famille, le studio, le djing, tout ça occupe la grande majorité de mon temps. Mais j’ai quand même le sentiment d’être au service de ma communauté en faisant toutes ces choses. Cela me permet aussi d’apporter plus de ressources. Je serai toujours un serviteur de ma nation. »

Pour boucler la boucle, nous évoquons le disque de la rappeuse de Detroit Invincible, pour laquelle il avait produit sur son très bon album Shapeshifters. Elle évoquait il y a 10 ans déjà les phénomènes de gentrification à l’œuvre dans sa ville, cette force insidieuse qui pousse les habitants en dehors de leur propre ville. Un phénomène qui concerne particulièrement Waajeed. « C’est un vrai problème. Detroit n’est pas différente de Brooklyn ou Oakland ou de la plupart des villes américaines. Cela fait partie du cycle pour les communautés populaires. Mais je le vois aussi comme un signe de notre valeur. Il nous appartient de nous adapter et de nous restructurer. C’est la vie. »